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Note 1/2: Une Manip' avec la RésNat'
 
 
Nous sommes arrivés le 3 Avril à Port-aux-Français en louvoyant entre les amas de kelps flottants à la surface des eaux noires de la baie. La bouée de mouillage est en vue et c'est avec un soulagement indescriptible que nous la remontons à bord avec les deux énormes amarres qui seront fixées aux taquets de La Julianne. L'intérieur du bateau ressemble plus à une étable qu'au supposé vaisseau spatial venant de nous emmener sur la lune. En moins d'une heure le gros du chaos est maîtrisé et nous avançons sur notre petite annexe, toujours dans nos combinaisons de cosmonautes, vers ce qui ressemble à un débarcadère en béton. On peut lire sur le bâtiment: "Port-aux-Français, Bienvenue à Kerguelen".
 
 
 
Nous sommes épuisés, heureux, en fait complètement sonnés. Difficile à croire que la route s'achève enfin et pour être honnêtes nous cherchons le piège, encore prêts à réagir au prochain "problème bateau".
 
- "Ah ça y est vous êtes enfin arrivés, c'est pas trop tôt!" nous lance avec un grand sourire Annabelle, la chef de district, en nous invitant à descendre à terre.Et oui, le 3 Avril c'est 2 jours de retard sur notre arrivée prévue initialement et seulement 5 jours avant notre départ convenu en raison du passage du Marion Dufresne, le navire ravitaillant la base avant l'hiver. Ça fait court pour des vacances à plus de 5000 km sur la route des 50èmes hurlants! Mais ça n'a aucune importance, nous aurions bien pu repartir à l'instant même où nous avons aperçu l'île à l'horizon. Le défi était remporté et le plein d'émotions déjà fait. Par chance il semblerait que cette courte période pourra être mise à profit!
 
Nous sommes invités à passer au sas de biosécurité où il nous est demandé de nettoyer et aspirer l'ensemble de nos vêtements. Ceci afin de prévenir une contamination de la réserve naturelle par toute espèce végétale ou animale étrangère, comme il fut malheureusement de nombreuses fois le cas dans le passé. La scène fait vite sourire Isabelle et Jean-Charles, les agents de la réserve nous accompagnant, quand ils s'aperçoivent que nous avons chacun six couches de vêtements sur nous, découvrant une peau qui n'a pas vu le soleil depuis longtemps. Avec nos cheveux ébouriffés et nos joues mal rasées on croirait trois réfugiés au contrôle sanitaire. À notre grande surprise nos hôtes nous ont réservé trois assiettes de Légine, le fameux poisson des Kerguelen, et nous indiquent des chambres où nous pouvons prendre une douche, faire des lessives et nous y reposer. C'est plus qu'il n'en faut! Nous ne courrions pas après notre confort mais il faut avouer que 10 jours dans les mêmes vêtements représentent déjà une performance honorable.
 
Avant de finalement découdre avec la saleté nous nous retrouvons dans le bureau d'Annabelle avec Jean-Charles, un ornithologue de la réserve naturelle des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), "RésNat" pour les locaux, pour discuter du planning de ces quelques jours sur Kerguelen. Pour des raisons de météo défavorable, étonnant, JC n'a pas pu terminer un suivi sur une population de Pétrels à mentons blancs, gros oiseaux du large se reproduisant sur l'archipel. Maintenant que le bateau se chargeant de la logistique entre les îles, La Curieuse, est partie pour l'hiver, c'est La Julianne son ultime chance de terminer le travail commencé en début de saison. Par on ne sait quel miracle, la météo des 3 prochains jours est clémente. 15 à 20 noeuds de secteur Ouest, parfait pour rallier l'île Haute, lieu de la Manip', à l'Ouest du golfe et être sûrs de pouvoir rentrer sans encombre. Evidemment une nouvelle dépression est en approche et il faudra être de retour à la base trois jours plus tard sans faute! La décision est vite prise, nous partirons le lendemain à l'aube, la fatigue de la navigation presque oubliée. Tout se goupille au poil, c'est difficile à croire, et en plus avec un nouvel équipier qui nous à l'air vraiment sympa.
 
 
 
Les caisses étanches contenant le matériel scientifique ainsi que les vivres pour les trois prochains jours sont à bord. Quatre heures de navigations auront suffit pour aller mouiller La Julianne dans le plus bel endroit qu'elle ait eu la chance de voir avec nous. Des dizaines d'îles plus ou moins escarpées et dispersées sur le Golfe laissent deviner un gigantesque canyon inondé. L'eau est noire et le reflet doré des hautes herbes et graminées recouvrant les terres contraste à merveille avec elle. Ça y est nous y sommes. Des dauphins de Commerson nous ouvrent le passage vers un renfoncement où se trouve une petite cabane au bord de l'eau. Des cormorans, des albatros fuligineux et des Kyonis, sortes de petits oiseaux blancs à mi chemin entre la poule et le pigeon (que nous appellerons pougeons pour plus de simplicité), s'activent autour de la cabane. C'est sûr, il y a des oiseaux ici.
 
 
 
 
 
 
 
Pas de temps à perdre, la mission est ambitieuse. Nous avons deux jours pour aller baguer une centaine de jeunes pétrels dans leur terrier sur toute l'île dont le tour fait facilement 25km. JC, qui a suivi cette population sur cette île depuis le début de la saison, est muni d'un GPS portatif avec les positions des différents terriers aménagés pour le suivi. La mission consiste à déterminer le taux de réussite à la reproduction de l'espèce en posant une bague sur les petits pétrels présents dans les terriers occupés repérés en début de saison. Pour ceci l'exercice est très pratique, plutôt rigolo et se rapproche quasiment par moment d'une pratique vétérinaire. On randonne de terriers en terriers et on y plonge le bras pour aller chercher l'oisillon, qui est en fait un adolescent sur le point de quitter le foyer familial. S'il est terré trop profond ou simplement caché on utilise pour le localiser un burrowscope, une caméra télescopique articulée. On sort ensuite délicatement la bête, souvent réticente à l'opération, pour lui assigner une bague numérotée. Opération sans douleur, à part peut-être pour l'Apprentis ornithologue qui se fera 9 fois sur 10 becqueter les doigts avec détermination par le jeune oiseau à l'instinct de survie déjà aiguisé.
 
 
 
 
 
 
 
Nous sillonnerons l'île sur les 3 jours qui suivirent, améliorant considérablement notre dextérité en fouille de terriers et tombant petit à petit amoureux de cette nature brute aux reflets de bout du monde. Nous faisons tour à tour la rencontre des jeunes albatros dans leurs nids en flanc de falaise, des manchots papous séchant sur leurs rochers, des rennes broutant l'herbe restante sur la rive d'en face et du fameux chou de Kerguelen survivant tant bien que mal aux lapins et au dernier mouflon de l'île, Léon. Tous ont choisi cette vie d'exilés, loin de tout, loin du monde, sur cette île à la merci des tempêtes australes mais à l'abri de l'invasion humaine. En tant que privilégiés nous savourons pleinement ces instants, imprégnés de tous les efforts qui nous ont conduit jusqu'ici. Les soirées nous les passons à la chaleur du chauffage radiant de la cabane, jouant aux cartes avec un verre de vin de table, questionnant sans relâche JC sur Kerguelen, son métier d'ornithologue, les pétrels... Nous découvrons grâce à lui un métier de passionné qui lutte durablement en faveur de la préservation de ces belles espèces malheureusement menacées. Un métier qui ferait rêver tout amoureux de la nature. Si on nous avait dit il y a de ça un an à peine que nous allions poser des bagues sur des oisillons à Kerguelen nous n'y aurions jamais cru. Et pourtant, la chose nous parait toute naturelle aujourd'hui, comme si notre parcours d'Apprentis Nomades nous avait progressivement préparés à cet instant, nous donnant la sensibilité nécessaire pour extraire le meilleur de cette expérience. Trouver sa voie? On y travaille.
 
 
 
La voix d'Annabelle grésille dans la VHF attachée à la ceinture de JC:
-"Haute, haute pour Disker sur le 27"
-"Haute à l'écoute"
-"J'ai une bonne nouvelle pour La Julianne!"
 
Annabelle nous annonce qu'elle a reçu une autorisation officielle nous permettant de rester abrités dans le golf pendant le passage de la dépression. Nous ne sommes donc pas envoyés au casse pipe à peine rentrés de la Manip' comme il l'était initialement prévu dans notre autorisation de séjour. Ouf! Il aurait de toutes façons fallu trouver une alternative, car partir dans une telle tempête aurait été suicidaire. Nous apprenons aussi à notre grande surprise qu'une soirée est organisée pour le départ de certains résidents avec la rotation du Marion Dufresne. L'effectif de la base passant de 56 à 40 personnes pendant l'hiver. Une teuf à Kerguelen, et déguisée en "fruits et légumes" en plus, qui l'eu cru... par contre le timing est juste, il faut la vouloir cette soirée. Le lendemain à la tombée de la nuit arrive un coup de Nord-Ouest qui fera la première partie de la plus grosse dépression que nous n'ayons jamais vu. Il va falloir être frais et ne pas rater le mouillage!
 
Nous rassemblons nos affaires devant la cabane qui, après réflexion ressemble tout à fait à un refuge de haute montagne. L'ancre de La Julianne est levée, emportant quelques dizaines de kg de kelps que nous coupons à la machette, et nous mettons les voiles vers Port-aux-Français avec un vent forcissant sérieusement. Heureux de cette riche expérience entre mer et montagne, nous n'avons maintenant plus que peu d'attentes restantes quant au reste de notre séjour. A partir de maintenant c'est du bonus et de toute façon c'est la météo qui choisira pour nous.

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